Extrait de « Le Déporté pour la Liberté » N°571

“ Je suis issu d’une famille, disons contrastée… Mon père, journaliste-écrivain, était un ancien combattant de la première guerre mondiale, laissé pour mort après l’assaut des fantassins français, à la baïonnette, contre les mitrailleuses allemandes lors de la bataille de Charleroi.
Ma mère a d’ailleurs porté le deuil pendant six mois avant qu’il ne réapparaisse… Passionné par les vitraux dont il était un spécialiste de renommée mondiale, il en a démonté et préservé beaucoup dans ces temps troublés. Maman était la fille d’un industriel de Louviers, issue d’une famille très catholique. J’ai été scout dans mon enfance et j’ai fait mes études au Lycée Corneille à Rouen avant de passer mon Certificat de chimie à l’Ecole des Sciences de cette même ville. Après la préparation militaire, j’ai été mobilisé le 9 juin 1940. Le jour où j’ai pris le train pour mon lieu d’affectation, à Poitiers, tous les stocks de pétrole brûlaient du Havre à Rouen. C’était incroyable. J’ai pris le train juste le jour où les Allemands arrivaient à Rouen ! Arrivé à Poitiers, j’ai constaté que c’était un “foutoir” intégral : plus de chevaux, aucun matériel, même notre lieutenant n’avait aucun ordre. La troupe est partie en direction de Bordeaux, avec l’intention d’embarquer sur un bateau pour l’Afrique du nord mais aucun bateau n’était au port ! Nous sommes partis à pied vers Saintes avec nos valises en carton qui contenaient nos effets civils, vous vous rendez compte ?.. On dormait à la belle étoile et un jour, un patrouilleur allemand arrivé en side-car nous a dit : “Vous êtes prisonniers !” Alors, on s’est constitué prisonniers à Saintes mais on évoluait là-bas dans une espèce de semi-liberté assez surréaliste… Nous avons été démobilisés officiellement, grâce à la complicité d’un militaire français au camp d’aviation de La Rochelle et j’ai ensuite rejoint mon père à Clermont-Ferrand où il s’était réfugié. Puis, ensemble, nous avons rejoint Louviers où j’ai retrouvé ma place dans l’usine de tissus où je travaillais.
Mon oncle, Charles Miquel, était membre du réseau Alliance qui dépendait directement de l’Intelligence Service anglaise. Dans les premiers temps, ce réseau n’avait pas de nom, mais Marie-Madeleine Fourcade, qui le dirigeait, se mit à donner des noms d’animaux à certains de ses principaux responsables. L’Abwehr surnomma donc ce réseau l’Arche de Noé après avoir arrêté ma cousine Denise Miquel. L’anecdote est la suivante : lors de son interrogatoire, ils lui dirent : “Vous ne pouvez tout de même pas nier que votre père s’appelle “Léopard” et que, vous-même, vous êtes “Mangouste”. Elle éclata de rire et leur répondit : “Mais c’est l’Arche de Noé”. Les Allemands lui dirent alors : “Vous venez de baptiser votre réseau…”.
Quand j’ai fait mes premiers pas dans la résistance, ce réseau venait d’être décapité, un traitre s’étant infiltré dans ses rangs…
NDA : Etienne Lafond-Masurel entre dans le réseau en 1942 (juin 1944 selon listing Alliance au SHD) en tant que chargé de mission 3eme Classe. Il est assimilé Sous-Lieutenant. Il participe à des parachutages, au transport et au stockage d’armes, à des opérations de renseignement, à des liaisons radio et au convoyage et à l’hébergement d’agents alliés
Beaucoup d’arrestations ont précédé la mienne. 429 membres du réseau Alliance sont morts pour la France, exécutés, à l’exception des tout derniers arrêtés, dont j’étais, qui ont été emprisonnés puis déportés. Tous ceux qui nous ont précédés ont été jugés par le tribunal de Fribourg, en Allemagne, puis fusillés ou massacrés et achevés d’une balle dans la nuque. Le 12 juillet 1944, alors que les Alliés avaient débarqué à peine un mois avant en Normandie, la région était à feu et à sang. J’étais à mon bureau à l’usine quand on est venu me prévenir que la Gestapo allait débarquer pour m’arrêter. J’aurais donc pu m’enfuir mais mon épouse était partie de bonne heure avec ma fille pour se ravitailler à Surville. Si je m’étais enfui, ils les auraient arrêtées à ma place et j’aurais dû me rendre… A quoi bon ? Je suis resté et j’ai attendu calmement qu’ils arrivent…
A ma libération, je souffrais d’une double phlébite très grave et je ne pesais plus que 32 kg… Je me rappelle comme si c’était hier de notre traversée de Berlin, en direction de l’aérodrome de Tempelhof. La ville était complètement rasée après les bombardements et la bataille finale qui avaient signé la fin du Reich nazi. Avec mes camarades, nous nous sommes dits : qu’ils entourent ce champ de ruines avec des barbelés et qu’on n’y touche plus, ce sera un témoignage pour les générations futures. Un Dakota nous a ramenés à Paris et, après l’interrogatoire au Lutetia, l’examen médical a montré que j’étais totalement décalcifié ! Reste que deux mois plus tard, après être parti me reposer en Haute-Savoie, je pesais vingt kilos de plus… Je me souviens bien de ce séjour à Abondance et de ce boucher, communiste, qui m’avait pris sous son aile : il me gavait de bonne viande rouge et sans me demander le moindre ticket de rationnement !..
Beaucoup de déportés ont eu bien du mal à commencer à évoquer ce qu’ils avaient vécu dans les camps. En ce qui me concerne, la rédaction de mon livre, dès 1945, m’a considérablement aidé. Ce livre, qui a été alors édité avec les moyens du bord par un petit imprimeur normand, m’a en quelque sorte “purgé”, en tout cas soulagé. J’avais fait mon devoir, en résistant à l’occupant, en survivant à la déportation et en témoignant…
L’époque que nous vivons représente à mes yeux un véritable gâchis. Le grand tournant a été 1968, ce mouvement initié par une jeunesse qui ne manquait pourtant de rien mais qui se soulevait contre la société dite de consommation.
A partir de là, toutes les valeurs que nous aimions et pour lesquelles nous nous étions battus ont commencé à se dissoudre. Il était devenu interdit d’interdire…
Ce qui se passe aujourd’hui est sidérant… Au Proche-Orient, la manière dont les différents peuples réagissent est d’une telle complexité, il y a un tel mélange d’intérêts, un arrière-fond d’intolérance, de sauvagerie et d’égoïsme qui fait que tout cela pourrait devenir très rapidement tragique.
Regardez le conflit entre Israël et la Palestine : la mort y est permanente, on y tue de façon presque banale. C’est incroyable et très effrayant… Et puis, il y a la technologie actuelle qui a pourri le capitalisme, les notions d’espace et de temps qui ont disparu. Le monde est dominé par les Chinois, des communistes, c’est invraisemblable ! Je suis tout à fait pessimiste quant à l’avenir à court terme. Tout et le contraire de tout est devenu possible, le monde actuel est devenu très difficile à comprendre pour des gens comme nous, qui combattions avec des valeurs bien identifiées et bien enracinées.
Ce qui reste le plus important, c’est la liberté de penser mais depuis la loi Gayssot, on parle une langue de bois intolérable. Regardez la campagne présidentielle : on n’y aborde aucun des grands sujets, chacun y joue sa carte personnelle : c’est effarant et effrayant…
J’ai douze petits-enfants et douze arrières-petits enfants. Mes petits-enfants ont tous lu mon livre, je crois qu’ils me témoignent un beau respect. J’espère qu’ils ne connaîtront pas les mêmes tragédies que nous. Car je pense qu’au fond, la guerre ne s’est jamais terminée. Elle est toujours là, sous un autre visage. C’est une évidence pour moi et je crois que nombre de gens de ma génération doivent la partager également…
C’est vraiment effrayant de constater qu’aujourd’hui, n’importe quel tyran peut détenir l’arme atomique, même une petite, et peut ainsi mettre le monde en feu. Je ne sais toujours pas si je crois en Dieu aujourd’hui, en revanche, cela fait longtemps que je crois au diable, croyez-moi !
Aujourd’hui, le mal est au pouvoir un peu partout. J’ai bien peur que le monde rebascule un jour prochain dans la barbarie…”
Entretien réalisé par Jean-Luc Fournier
Distinctions :
Croix de Guerre avec palme
Chevalier de la Légion d’Honneur en 1961 et Officier en 1972, Commandeur en 1998.
SOURCES : Extrait de « Le Déporté pour la Liberté » N°571- SHD Vincennes

Première de couverture de son ouvrage paru en 1945, préfacé par le Gal de Lattre de Tassigny. (épuisé)
Son récit est préfacé par le Général de Lattre de Tassigny, avec ces mots : « Il semblerait que tout a été dit sur les martyrs des camps de concentration et pourtant ce témoignage, par sa sincérité poignante, continue de nous bouleverser. Jamais nous n’aurons fini de sonder l’abîme d’horreur dont la malédiction pèsera longtemps sur l’Allemagne hitlérienne.
Avoir mis un terme à tant de souffrances reste la plus grande fierté de nos soldats. Et pour prix de leurs propres sacrifices, ils ne peuvent recevoir de meilleure récompense que la gratitude fraternelle des survivants dont Etienne Lafond-Masurel leur apporte en ces pages un témoignage si émouvant ».